Au doigt et à l’œil

2019-07-18

Une courte réaction à « Harvard m’a tuer », un billet drôle et engagé sur le lien entre petits travers formels et décadence collective dans l’écriture scientifique. J’essaye de montrer à moitié aussi bien que l’auteur qu’en tirant sur un fil a priori anecdotique (ici les notes de bas de page), c’est toute la pelote de l’édition scientifique qui vient avec.

La référence à des publications scientifiques se pratique aujourd’hui essentiellement de deux grandes façons : dans une note séparée du corps du texte, généralement en bas de la page (style « note »), ou bien à l’aide d’un identifiant qui renvoie à une liste en fin de texte (styles « auteur-date » et « numérique »). Dans les deux cas, le texte est augmenté par un « appel », soit de note soit de référence. Et ce principe, qui oblige à accomplir des allers-retours dans le texte pour en comprendre l’architecture, a évidemment des détracteurs. Dans le billet « Harvard m’a tuer » sur le blog Notes de bas de page, l’auteur rappelle la comparaison que fait le dramaturge Noël Coward entre une note de bas de page et le fait de « descendre l’escalier de la maison pour aller ouvrir la porte d’entrée au beau milieu d’une étreinte ». Le trait d’esprit est alors prolongé au style Harvard, ce qui m’a beaucoup fait rire : « le Harvard system consiste purement et simplement, tel Hipparchia et Cratès, à faire l’amour dans le salon, au milieu des convives ». Pourrait-on dire que les notes de marge reviennent à jeter un coup d’œil par la fenêtre, histoire de voir qui sonne à la porte sans quitter la chambre ?

Le débat continue aujourd’hui, et ne s’arrêtera vraisemblablement pas tant qu’il y aura des sciences. Toutefois, en se déplaçant sur le Web, la question éditoriale s’est largement transformée : on doit désormais penser beaucoup plus en termes de visibilité que de lisibilité. C’est ainsi qu’on sacrifie souvent la question de la mise en page à celles de l’indexation et de l’accès, non moins légitimes mais qui tendent à occulter le reste, et qu’on entre dans une logique d’industrialisation qui nivelle la qualité graphique vers le bas. J’ai un faible pour les intégrations astucieuses d’appareils critiques complexes sur ce medium (relativement) nouveau qu’est le Web. Les notes de bas de page sont un bon exemple de ce genre de défi d’édition et de design intéressant mais quelque peu délaissé par les principales plateformes de publication, alors que l’édition scientifique est historiquement un lieu privilégié pour l’innovation, ainsi que le souligne Robin Kinross :

« Des livres sérieux posant de vrais problèmes de conception nécessitant de trouver les meilleures solutions, dans un contexte épargné par les impératifs de rentabilité imposés par le marché du livreKinross, La typographie moderne, 2019, p. 55‑56.
 ».

Dès lors, c’est plutôt de la presse que me viennent en tête des exemples originaux et pertinents : ainsi le site du Monde diplomatique fait apparaître et disparaître les notes automatiquement de façon synchronisée avec le défilement du texte, ce qui permet aux notes de bas de page de se comporter aussi comme des notes de bas d’écran. C’est très bien réalisé Le site du Monde Diplomatique est la version numérique d’un titre de presse la plus aboutie que je connaisse : belle, cohérente, fonctionnelle et unique. https://www.monde-diplomatique.fr/
mais c’est presque trop distrayant pour être fonctionnel à la longue—or les textes de ce journal sont longs et érudits, donc leur lecture prend du temps, qu’on soit dans une lecture linéaire ou référentielle. Cela montre bien les difficultés du travail de conception qui attend l’édition scientifique.

Je suis conscient qu’on ne peut pas toujours tout faire d’un coup. Depuis des décennies, les défenseurs de la science ouverte se démènent pour faire éclore des écosystèmes vertueux, avec une construction institutionnelle lente mais encourageante. C’est pourquoi certains avancent sur des questions que ne peuvent traiter de grands acteurs occupés avec d’autres problématiques, en expérimentant dans les marges.

Tiens, justement : lecteur ou lectrice de ce blog, je vous invite à regarder ce que devient un appel de notes comme celui-ciDont le contenu est à caractère purement démonstratif.
lorsque vous visitez cette page sur votre téléphone—ou bien en réduisant la fenêtre de votre navigateur au point d’en simuler les dimensions. La note de marge ne s’affiche plus spontanément, il faut cliquer sur le petit appel chiffré : merveille de la CSS Tufte, le texte s’entrouvre alors comme si vous écartiez discrètement les persiennes pour jeter un coup d’œil à ce qui se cache derrière… J’imagine que, là aussi, cela ne doit pas être au goût de tout le monde : les mêmes qui conchient les allers-retours intrapaginaux y verront peut-être un déchirement grotesque du paragraphe, pensé uniquement pour épater la galerie. Moi j’aime bien. Cela me rappelle les cadavres exquis qu’on faisait en se passant une feuille pliée en accordéon à l’école, ou encore les collages de Jean-Paul Goude pour Slave to the Rhythm de Grace Jones.

Il y a possiblement un lien (conceptuel) entre les questions de design UX autour du texte et certaines approches historiques en sciences de l’information et de la communication. L’un de mes co-directeurs de thèse a une position inhabituelle sur le débat numérique / digital qui consiste à relier le second terme à sa racine latine et donc à l’usage du doigt ; avec les petites manicules ☞ dans les marges des manuscrits médiévaux, il montre par exemple les lointaines prémices de l’indexationLe Deuff, « Les humanités digitales précèdent-elle le numérique ? », 2015 ; Le Deuff, « Robert Pagès, une nécessaire redécouverte par les sciences de l’information », 2018.
. Nous savons que la lecture est un processus autant oculaire que manuel : on parcourt la page avec le regard mais on feuillette le livre avec les mains (et les malvoyants lisent littéralement le Braille du bout des doigts). Avec l’informatique moderne, cette partie digitale de la lecture est amplifiée par le couple écran-hypertexte. Une expérience de lecture numérique bien conçue répond au doigt et à l’œil.

L’usage ainsi que la mise en forme des notes et citations est une excellente illustration de cette problématique : les allers-retours entre appel et note (ou citation) appartiennent aux références croisées, qui peuvent être facilitées par des couples lien-rétrolien. La précision de ce mode de circulation dépend de la qualité de l’encodage et de la mise en évidence graphique des affordances, mais aussi de la disposition de l’ensemble : plus l’écran est dense en informations, plus le lecteur mettra du temps à retrouver la ligne qu’il avait quittée avant son aller-retour dans les références. Plus l’écran est petit, plus la navigation hypertextuelle est aisée, ce qui prédispose le mobile à une consultation référentielle et à des dispositifs de lecture qui atomisent la connaissance pour en faire un hypergraphe de fiches. C’est en étudiant de près ces nouvelles modalités-là que l’édition scientifique peut enrichir ses formes existantes et en créer de nouvelles.


En terminant ce billet, je me suis rendu compte de deux choses : les références bibliographiques étaient dans un format auteur-date (donc à la Harvard) et sans aucun lien hypertexte. Pour éviter de déclencher une guerre entre infrapagistes et marginaux doublée d’un conflit hypertextuel, j’offre deux repentances.

La première est que cela m’a fait chercher, trouver et implémenter une méthode pour rendre cliquables les références bibliographiques. Pandoc gère cela via les métadonnées“To make your citations hyperlinks to the corresponding bibliography entries, add link-citations: true to your YAML metadata.” https://pandoc.org/MANUAL.html#citations
. Pour traduire cela dans Jekyll, il faut passer par le fichier de configuration où se trouve convoqué Pandoc et renseigner la métadonnée comme s’il s’agissait d’une option :

pandoc:
  extensions:
    - metadata: "link-citations:true"

Pandoc n’applique le lien qu’à l’année de citation, car une même citation peut contenir plusieurs références, notamment du même auteur à différentes dates (c’est le cas sur cette page). En cliquant sur la référence, vous atterrissez dans la bibliographie, avec la ligne correspondante mise en évidence. Pas de rétrolien mais un simple retour arrière (au clavier ou à la souris via les boutons du navigateur).

La seconde repentance concerne le style bibliographique : à ce stade de ma compétence, je ne peux pas implémenter dans Jekyll ce que je fais ailleurs, à savoir un style de la forme auteur-date-titre dans une note de marge. Cette drôle de chimère représente pour moi le meilleur des trois mondes (la note, la marge et la juste quantité d’information utile). Cela nécessite de contrôler la façon dont Pandoc traite les clés de citation pour en faire des notes de marge, ce que je sais faire en PDF (via LaTeX) mais pas encore avec Jekyll. Ce n’est que partie remise !

Références

Kinross, Robin. La typographie moderne : un essai d’histoire critique. Trad. par Amarante Szidon. B42, 2019. 978-2-490-07709-0.
Le Deuff, Olivier. « Les humanités digitales précèdent-elle le numérique ? Jalons pour une histoire longue des humanités digitales ». Dans : Saleh, Imad (dir.), H2PTM 15. ISTE Editions, 2015. https://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_01220978.
Le Deuff, Olivier. « Robert Pagès, une nécessaire redécouverte par les sciences de l’information ». Savoirs CDI. 2018. https://www.reseau-canope.fr/savoirscdi/societe-de-linformation/le-monde-du-livre-et-des-medias/les-penseurs-de-linformation-de-la-documentation-et-de-la-pedagogie/robert-pages-une-necessaire-redecouverte-par-les-sciences-de-linformation.html.