Le « mauvais outil » – à propos de Word, d’accessibilité et de lisibilité

2023-12-05

Ce billet a commencé comme une note de veille mais mes commentaires sont devenus trop longs, alors voilà. C’est le problème dès qu’on parle de design documentaire : je m’emballe.

La fondation Callisto (qui regroupe des spécialistes de la documentation et des bibliothèques issus de différentes institutions) a publié un guide sur la création de documents scientifiques accessibles. Le guide inclut notamment une liste de recommandations pour utiliser les logiciels de traitement de texte de manière à produire des documents « nativement accessiblesUn cousin de « nativement numérique » ?
 » et à « faciliter la lecture ».

Il y a beaucoup de bons conseils dans cette liste mais certains m’ont fait lever un sourcil, car ils suggèrent aux auteurs de prendre une approche plus contrainte que nécessaire, sans justification claire. Voici donc quelques commentaires – pas trop acerbes, j’espère. Je suis loin de pouvoir donner des leçons aux autres sur l’accessibilité… Et il faut saluer le travail de synthèse accompli dans ce guide.

Mais tout de même, une liste de conseils qui commence ainsi :

« Utilisez des polices d’écriture simples et sans empattement, comme Calibri, Arial, Verdana ou Tahoma. »

Eh ben il est pas frais mon Garamond ?

Bon, d’abord, il n’existe pas de police de caractères qui serait universellement plus accessible que les autres. Certaines personnes ont besoin de caractères dépouillés mais d’autres ont besoin au contraire des empattements et ornements. Certaines personnes ont besoin d’une police dessinée spécifiquement pour la dyslexie, sauf qu’il n’existe pas qu’une forme de dyslexie et qu’aucune police ne convient à toutes. Donc c’est plus compliqué que juste dire « I shot the serif ». Il existe pas mal de ressources là-dessus maintenantPar exemple ce billet récent : Tranchet, « Accessibilité et typographie », 2023.
, donc je m’étonne de voir revenir sans cesse ce conseil un peu simplificateur dans les recommandations sur l’accessibilité des textes.

Et ensuite, on peut très bien publier un document dans un format qui permet aux lecteurs de modifier la police et de faire leurs propres choix typographiques. C’est le cas des pages HTML ou des livres EPUB mais aussi, tout simplement, des fichiers pour traitement de texte : parfois il vaut mieux envoyer un ODT qu’un PDF.

Donc pour moi, il n’y a pas de raison de restreindre a priori les polices que les gens doivent utiliser. Surtout que le choix de la police est parfois lié à des aspects culturels, des traditions disciplinaires : des choses difficiles à remettre en cause, ou bien auxquelles on est attaché.


« Évitez les césures. »

Cette recommandation illustre un faux dilemme lié à l’hégémonie des traitements de texte : on n’aurait le choix qu’entre du texte justifié sans césures, avec des rivières disgracieuses (ces blancs disproportionnés qui éventrent les paragraphes), ou bien un texte bardé de césures inopportunes, avec une rupture gênante à chaque fin de ligne ou presque. Faux dilemme, car il est tout à fait possible d’appliquer une mise en page qui optimise la longueur de ligne et l’espacement des mots de manière à limiter les césures tout en offrant une bonne lisibilité. Si si, je vous jure !

« Est-ce qu’il est possible d’acquérir ce pouvoir ?
— En aucun cas auprès d’un traitement de texte. »

Eh oui, ni les milliards de Microsoft ni la « magie de l’open sourceLa magie du bazar, si on reprend un titre célèbre d’Eric Raymond.
 » n’ont apporté aux logiciels de traitement de texte les algorithmes de justification et de césure inventés pour le système de composition TeX – algorithmes désormais disponibles aussi en JavaScript pour les documents au format HTML.

Ici le problème ce ne sont pas les césures en tant que telles mais l’outil qui les positionne, plus ou moins intelligemment. Le traitement de texte est un outil utile, qui a toute sa place dans nos processus. Mais il brille surtout comme environnement intermédiaire d’élaboration des textes ; il est clairement dépassé en ce qui concerne la mise en page finale, loin derrière les outils de PAO, l’écosystème TeX ou les formats du Web. De toute façon, si l’enjeu c’est de créer des expériences de lecture qui soient non seulement de qualité mais accessibles, pour moi c’est HTML qui s’impose – pas nécessairement comme unique format de sortie, mais comme plus petit dénominateur commun d’une conception documentaire exigente.


« Utilisez les notes de bas de page avec parcimonie. »

Ici encore, je m’étonne de cette recommandation venant de documentalistes scientifiques. Généralement, quand un texte est truffé de notes, il y a de bonnes chances pour qu’une majorité de ces notes soient des citations ; c’est le cas par exemple en histoireÉtienne Nadji a réagi le premier, en écrivant « Éviter les notes de bas de page, c’est mort en histoire », ce qui m’a fait marrer et qui est tout à fait vrai.
. Si certains lecteurs ont besoin que les notes soient réduites au strict minimum, on a donc un levier important : le style bibliographique. Si le document est préparé avec une gestion automatique des références, ce qu’on ne peut que recommander (moyennement une formation correcte), alors on peut très bien fabriquer une variante du document en changeant de style bibliographique, par exemple transformer toutes les citations de type « note » en « auteur-date ».

Par ailleurs, si le problème des notes est qu’elles imposent aux lecteurs des allers-retours pénibles dans les pages, on peut aussi utiliser des notes de marge plutôt que de bas de page. Je défends ce choix dans la Note à l’attention du lecteur au début de ma thèse. Certes, ça n’est pas trivial à faire dans un traitement de texte : raison de plus pour changer de paradigme. Et de toute façon, plus que les notes de bas de page, ce qu’il faudrait vraiment éliminer ce sont les notes en fin de chapitre – ou pire, en fin d’ouvrage.


« Pour les énumérations, utilisez des listes à puces. »

Toute énumération n’est pas une « liste à puce », au sens que cette expression prend dans un logiciel de bureautique (une liste dont chaque item est précédé d’un petit point noir). Une énumération, ça peut être une bibliographie, et rares sont les bibliographies présentées avec des puces. Cette phrase illustre bien l’effet terrible des interfaces comme Word ou PowerPoint : elles reconfigurent notre langage et déplacent l’horizon de ce qui est possibleLà-dessus on peut lire le classique de Tufte, The Cognitive Style of PowerPoint, 2003 ; et aussi s’intéresser au concept d’architexte, par exemple ici : « Entretien avec Yves Jeanneret. Genèse et mises au travail de la notion d’architexte », 2017.
. L’enjeu pour les énumérations, c’est de disposer le texte de manière à faciliter la distinction visuelle entre les items. Ça peut se faire avec des puces mais aussi des numéros, ou encore en jouant sur l’indentation, l’interligne et l’espacement des paragraphes – bref, sur une culture typographique qui remonte un peu plus loin que les grandes heures de la bureautique.

On va me dire que je chipote, que je joue sur le mot « énumération », que tout le monde avait compris l’intention : je répondrai que les mots ont un sens, et que si quelque chose va sans le dire, alors ça va encore mieux en le disant. Mais très bien, je sens que je commence à entrer dans un niveau de pinaillerie limite. Gilbert Cesbron a dit « On s’aperçoit qu’on est devenu un spécialiste quand les choses dont on parle avec plaisir ennuient les autres. » Il ne faut pas prendre trop de plaisir à critiquer par le menu les efforts de bonne volonté. Donc je m’arrête là.

Je dirai seulement pour conclure que, quand on énonce des « bonnes pratiques », il me paraît important de :

  1. réfléchir aux contraintes qu’on pose comme des évidences ;
  2. mentionner ce qui est possible en dehors de ces contraintes ;
  3. et justifier rigoureusement ses conseils.

J’ai commencé ce texte en voulant simplement râler affirmer avec enthousiasme qu’on peut faire coexister l’accessibilité avec un travail typographique soigné, qu’il soit d’inspiration traditionnelle ou plus inventif. J’avais titré le brouillon « Soyons accessibles mais aussi typographes ». Et puis en développant mes commentaires, j’ai fini par entrevoir autre chose, quelque chose qui m’a amené à titrer ce billet de façon plus directe et polémique.

Voilà l’idée : si on estime légitime de hausser nos exigences en matière de lisibilité au nom de l’accessibilité, alors je pense qu’il est tout aussi légitime de questionner nos choix d’outils de création de documents à l’aune de ces mêmes exigences. Je ne suis pas le plus anti-traitement de textePour ça il y a des textes comme celui de Marcello Vitali-Rosati, « Les chercheurs en SHS savent-ils écrire ? », 2018, ou celui de Julien Dehut, « En finir avec Word ! », 2018.
– j’aime beaucoup LibreOffice – mais à un moment on ne peut pas poser le traitement de texte comme le paradigme dans lequel s’inscrit une réflexion, puis présenter les problèmes comme s’ils ne découlaient pas de ce choix.

Dans un billet précédent, j’ai écrit que « le bon outil » n’existe pas dans l’absolu mais relativement à un problème donné. Le corollaire de ça, c’est que pour tout problème donné il existe de « mauvais outils ». Tout dépend de ce qu’on veut faire. Mais sur les questions d’accessibilité et de lisibilité, je ne suis pas convaincu que poser le traitement de texte comme paradigme est une bonne manière d’impulser un changement positif.

Références

Bazet, Isabelle, Hémont, Florian et Mayère, Anne. « Entretien avec Yves Jeanneret. Genèse et mises au travail de la notion d’architexte ». Communication. Information médias théories pratiques. 2017, n° vol. 34/2. https://doi.org/10.4000/communication.7287.
Dehut, Julien. « En finir avec Word ! Pour une analyse des enjeux relatifs aux traitements de texte et à leur utilisation ». Dans : L’Atelier des Savoirs. 2018. https://eriac.hypotheses.org/80.
Tranchet, Anne-Sophie. « Accessibilité et typographie : qu’est-ce qu’une police de caractères accessible ? » Dans : Hello Bokeh. 2023. https://blog.hello-bokeh.fr/2023/01/12/accessibilite-et-typographie-quest-ce-quune-police-de-caracteres-accessible/.
Tufte, Edward R. The Cognitive Style of PowerPoint: Pitching Out Corrupts Within. Graphics Press, 2003. 978-0-9613921-6-1.
Vitali-Rosati, Marcello. « Les chercheurs en SHS savent-ils écrire ? » Dans : The Conversation. 2018. http://theconversation.com/les-chercheurs-en-shs-savent-ils-ecrire-93024.