Faire commun

2023-10-30

Comme pas mal de gens autour de moi, j’ai arrêté d’utiliser Twitter. Ce site ne me convenait plus du tout, que ce soit comme source de veille ou comme espace de sociabilité.

Je dis « pas mal de gens » ; je ne sais pas objectivement si nous sommes nombreux ou pas à être partis. Mais certains parlent de « migration numérique », comme dans la Lettre de l’INSHS de mars dernier – titrée « Le déclin de Twitter ». On peut y lire que, fatigués des réseaux centralisés et propriétaires, de nombreux internautes cherchent désormais à investir des lieux « communs ». Il faut entendre ce terme au sens que lui donne par exemple Louise Merzeau : des espaces collectivement construits et administrésMerzeau, « De la communication aux communs », 2016.
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Mastodon est un logiciel qui permet de créer de tels espaces. Quelqu’un installe le logiciel sur un serveur, qui devient une instance Mastodon. D’autres personnes peuvent alors venir s’y inscrire. Chaque instance décide de sa ligne éditoriale, de sa politique de modération, de son rapport aux autres instances. Ceci permet à tout un chacun de choisir l’instance qui convient le mieux à ses attentes.

J’ai rejoint l’instance Mastodon social.sciences.re pour un essai de quelques mois et celui-ci s’est avéré tout à fait concluant. C’est une instance spécialisée, par opposition à d’autres instances plus généralistes : elle est consacrée au monde des sciences et des savoirs, donc elle rassemble avant tout une communauté de gens qui participent ou s’intéressent à ce monde-là. J’y ai trouvé une source de veille et de socialisation professionnelle vraiment satisfaisante – saine, diverse, surprenante.

Mastodon fournit une interface en forme de cercles concentriques :

J’utilise un peu le fil des abonnements mais je me surprends à consulter surtout le fil public local : il m’informe, me dépayse, me donne un sentiment de communauté. J’utilise peu le fil public global mais je suis sûr que certains y trouvent aussi leur compte.

Un mot sur le format d’écriture : Mastodon est un logiciel de microblogging, donc le volume de chaque message est restreint. Chaque instance fixe la limite exacte. Mon instance utilise une limite de 500 caractères qui représente pour moi un volume idéal : cela permet des échanges à la fois riches et digestes, car on a de la place pour argumenter, renvoyer vers des sources… mais pas assez pour écrire un pavé. C’est un bon dosage entre expressivité et contrainte, très stimulant.

Au final, les questions les plus délicates restent celles de la gouvernance et de la pérennité de l’instance. Mastodon n’est qu’un logiciel : c’est aux gens de s’organiser pour créer et administrer des ressources communes, éventuellement accessibles sur le temps long. L’instance que j’ai choisie est gérée par au moins une personne appartenant au monde universitaire français ; c’est déjà mieux qu’Elon Musk. Un financement participatif est en place pour contribuer aux frais mais il n’est pas présenté comme une condition à la viabilité de l’instance. J’avoue ne pas avoir creusé le sujet pour le moment mais si je continue à utiliser cet espace, je pense que je m’y intéresserai de plus près.

Ce que j’ai bien cerné grâce à cette période d’essai, c’est que Mastodon n’est pas Twitter. De nombreux articles s’attachent à l’expliquer ; cette comparaison d’Elilla & Friends m’avait beaucoup plu :

“Twitter is good for finding reports from the ground, anywhere in the world, in real-time. Mastodon is good for building small, intimate, high-trust communities for mutual support and positive, healing interactions.” « Twitter est un bon moyen d’obtenir des témoignages de ce qui se passe à un instant t, n’importe où dans le monde, en temps réel. Mastodon est un bon moyen de construire de petites communautés où règne une certaine intimité, où la confiance est élevée, qui sont pensées pour l’entraide, des interactions positives, réparatrices. »

On peut tempérer ces deux affirmations : Twitter est de moins en moins bon pour faire émerger des faits, et Mastodon n’est qu’une partie de ce qui permet de construire une communauté de confiance (ce n’est qu’un logiciel). Mais cela illustre assez bien le fait que Twitter et Mastodon sont diamétralement opposés, et que leurs modèles sont complémentaires du point de vue des pratiques informationnelles. Quelqu’un l’a résumé en disant que Mastodon n’est pas un réseau social – pas au sens dominant que cette expression a pour nous depuis quelques années, à savoir une sociabilité centralisée, organisée par une plateforme unique – mais plus un reflet de la sociabilité hors-ligne.

Ciel pas si bleu

C’est avec ces réflexions en tête que je suis tombé aujourd’hui sur un article de Mark Carrigan, via Justin Poncet : « Could Bluesky be the replacement for Academic Twitter? ». La loi de Betteridge stipule qu’on peut toujours répondre « non » à un titre d’article de presse rédigé sous forme de question. Ici la réponse non assumée est « oui » mais sinon on a le même point d’interrogation attrape-clic (ou cache-sexe), la même tendance à enfouir la réponse loin dans l’article.

Un peu de contexte : j’ai déjà critiqué ici les propos de Carrigan ; c’était dans « Pourquoi tenir un blog scientifique », où je relevais qu’il confondait sa propre fatigue de blogueur et la vitalité du blogging en tant que pratique. À sa décharge, Carrigan a bâti sa carrière sur le Web des blogs, puis celui des réseaux sociaux. Les transformations de ces environnements l’affectent directement, violemment, dans sa stabilité professionnelle. Il en tire toutefois des conclusions étranges.

Bluesky est un réseau social qui se présente comme à mi-chemin entre Twitter et la galaxie Mastodon : un espace unique, donc pas de fragmentation parfois synonyme d’isolement et de frictions ; mais une logique de décentralisation, notamment dans le choix de l’algorithme qui peuple le flux de publications.

Je ne suis pas loin d’être d’accord avec Carrigan : Bluesky est bien parti pour être une solution de repli pour le Twitter universitaire… si les critères de sélection pour cette solution sont l’opacité, l’absence de modèle économique, les discours fumeux, le naufrage garanti à moyen terme, etc. Bluesky n’est pas plus conforme au RGPD que Threads, le clone de Twitter adossé à Instagram. En l’état, c’est juste un aspirateur à données personnelles de plus, avec un vernis de décentralisation qui reste pour l’instant à l’état de promesse : basé sur un protocole propriétaire, nommé AT, Bluesky est dans une position assez inconfortable, avec d’un côté l’erreur stratégique de ne pas avoir adopté le protocole ActivityPub (utilisé par Mastodon mais aussi Threads…), et de l’autre le désaveu du fondateur Jack Dorsey, parti promouvoir un autre protocole plus fumeux encore, Nostr.

En fait, ça ne m’étonne pas que des gens comme Carrigan voient en Bluesky la solution à la désagrégation de leur réseau : le modèle étant le même que Twitter (à peu de chose près), ils espèrent pouvoir transplanter sans trop de déperdition leur capital social d’une plateforme à l’autre. Rien de surprenant venant de ce « Twitter universitaire » qui a le nez rivé sur le facteur d’impact et le compteur d’abonnés, qui s’accommode très bien d’une organisation de la communication sur un mode centralisé, descendant, fermé, complètement orienté par des métriques réductrices… parce que c’est une chaîne alimentaire qu’on peut dominer. Ces gens-là sont incapables d’envisager la communication comme ce qui fait commun : pas seulement mettre en commun mais faire advenir des communs – lesquels ne portent pas intrinsèquement des valeurs, et donc appellent une organisation mûrement réfléchieHess et Ostrom (dir.), Understanding Knowledge as a Commons, 2006, p. 14.
. Il incombe donc à d’autres de réfléchir précisément à cela.

Références

Hess et Ostrom (dir.). Understanding Knowledge as a Commons: From Theory to Practice. The MIT Press, 2006. 978-0-262-25634-6.
Merzeau, Louise. « De la communication aux communs ». InterCDI. 2016, n° 261, p. 29‑30. http://www.intercdi.org/de-la-communication-aux-communs/.