Une méthode de prise de notes pour les entretiens enregistrés

2023-10-13

Un éditeur de texte, un tableur : pas besoin d’outils compliqués pour se simplifier la tâche.

Voici une méthode pour intégrer la dimension temporelle à la prise de notes lors d’un entretien enregistré. L’objectif est de pouvoir facilement reprendre ses notes grâce à l’enregistrement, sans perdre du temps à chercher le bon passage. Il existe des logiciels spécialisés payants qui permettent de faire cela dans une interface intégrée. Ce que je propose ici est une alternative gratuite, qui combine des logiciels génériques (éditeur de texte et tableur).

Principe

Cette méthode fonctionne en deux temps. D’abord, on prend des notes dans un fichier texte ; chaque note commence sur une nouvelle ligne ; chaque ligne commence par un horodatage inséré automatiquement grâce à l’éditeur de texte. Et ensuite, on utilise un tableur pour générer le minutage qui permettra de retrouver le passage concerné dans l’enregistrement pour chaque noteEt non, on ne prend pas de notes directement dans le tableur, à moins d’être masochiste.
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Le but est de passer de ça :

timestamp   note
16:05:38    début
16:10:52    une remarque intéressante
16:21:40    concept, définition
16:23:06    une autre remarque intéressante

À ça :

timestamp time note
16:05:38 00:00 début
16:10:52 05:14 une remarque intéressante
16:21:40 16:02 concept, définition
16:23:06 17:28 une autre remarque intéressante

C’est une méthode simple, qui ne demande que peu de ressources et peu de temps d’apprentissage, et qui peut faire gagner beaucoup de temps. J’y ai réfléchi pour un collègue à qui ça serait bien utile, et plutôt que de lui en réserver l’exclusivité, pourquoi pas en faire un petit billet de blog ?

Étape 1 : prise de notes

Pré-requis

Pour la première étape, vous aurez besoin d’un éditeur de texte qui permet d’insérer automatiquement la date et l’heure courante. Vous pouvez utiliser par exemple Notepad++ (Windows), BBEdit (macOS) ou gedit (Linux). Tous les trois sont gratuitsBBEdit propose un essai d’un mois au terme duquel le logiciel reste utilisable dans une version gratuite plus basique que la version payante mais suffisante pour cette méthode.
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Horodatage

Le nom de la fonctionnalité qui nous intéresse varie d’un logiciel à l’autre mais en gros il s’agit toujours d’insérer la date et l’heure courante ; on parle d’horodatage ou de timestamp. Cette donnée peut être générée sous différentes formes. BBEdit par exemple permet de générer un timestamp court ou long, au choix :

12/10/2023 17:04
12 October 2023 at 17:04:09 CEST

Ce qui nous intéresse ici n’est pas la date mais l’heure, et plus précisément le trio heures, minutes, secondes. C’est ce qui permettra, via le tableur, de générer le minutage de chaque note afin de retrouver facilement le passage concerné dans l’enregistrement.

Notepad++ et gedit permettent de définir un format de date personnalisé. Ceci permet de gagner du temps, car on peut alors utiliser directement le format heures, minutes, secondes pour horodater les notes. Dans Notepad++ par exemple, créez le format de date personnalisé hh:mm:ss dans les préférences ; puis utilisez la fonction « Insérer date heure (personnalisé) » dans le menu Éditer, en choisissant le format créé précédemment.

Si votre éditeur de texte ne vous permet pas de faire cela, pas de panique. Utilisez un format qui inclut l’heure à la seconde près ; il faudra alors seulement effectuer une petite étape de traitement supplémentaire, par exemple via la fonctionnalité de recherche et remplacement de l’éditeur. Dans BBEdit par exemple, vous avez des timestamps longs de la forme suivante :

12 October 2023 at 17:04:09 CEST

Utilisez les expressions régulières de recherche et de remplacement suivantes pour ne retenir que les heures, minutes et secondesAttention : ces ER utilisent la capture de groupes, or suivant votre logiciel les groupes peuvent s’écrire \1 ou $2. Si vous voulez en savoir plus sur les ER, consultez ma page sur ce sujet.
 :

  • rechercher : ^.+(\d{2}:\d{2}:\d{2}).+\t
  • remplacer : \1\t

Quel que soit le logiciel, je vous conseille de définir un raccourci clavier pour cette fonctionnalité d’horodatage. En effet, on veut pouvoir la déclencher le plus rapidement possible lors d’un entretien, pour se focaliser sur la prise de notes.

Avant l’entretien

Créez un nouveau fichier dans votre éditeur de texte. Vous pouvez lui donner l’extension txt, csv ou tsv, peu importe. tsv (pour Tabulation-separated values) est l’extension la plus juste : le fichier va contenir des données séparées par des tabulations. Mais ce n’est pas l’extension de fichier qui définit son format : le format est défini par la manière dont le contenu du fichier est structuré ; l’extension est une simple indication dont les logiciels peuvent éventuellement se servir mais pas toujours, et qui en pratique sert plutôt aux humainsPlus d’informations à ce sujet dans la section Format, langage, extension de ma page sur le format texte.
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Sur la première ligne, saisissez ceci :

timestamp   note

L’espace entre les deux mots n’est pas une espace mais une tabulation, insérée via la touche Tab ⇥ du clavierEn expressions régulières, les tabulations s’écrivent \t, comme le montre mon exemple plus haut.
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Au début de l’entretien

Lancez l’enregistrement. Ajoutez une ligne à votre fichier, générez un timestamp, ajoutez une tabulation, puis saisissez une indication du style « Début ». Votre fichier devrait ressembler plus ou moins à ceci (avec peut-être un timestamp de forme différente mais au moins les heures, minutes et secondes) :

timestamp   note
16:05:38    Début

L’idéal ici est de déclencher simultanément l’enregistrement et l’horodatage, pour éviter tout décalage.

Pendant l’entretien

À tout moment lors de l’entretien, lorsque vous voulez prendre des notes sur quelque chose, revenez à la ligne, déclenchez l’horodatage, ajoutez une tabulation, puis écrivez vos remarques.

C’est une petite gymnastique à prendre en main. Le fait d’associer un raccourci clavier à l’horodatage favorise la réactivité et facilite le développement de la mémoire musculaire.

Les lignes vont ainsi s’accumuler :

timestamp   note
16:05:38    début
16:10:52    une remarque intéressante

Vos remarques peuvent contenir n’importe quels caractères sauf des tabulations et des retours à la ligne, car ces caractères sont réservés à la structuration du fichier ; ce sont eux qui vont permettre au tableur de lire correctement le fichier lors de la deuxième étape.

Évitez de laisser des lignes vides, car elles apparaîtront dans le tableur. Ne voyez pas vos notes comme des paragraphes qu’il faudrait aérer : ce sont des données qui doivent être structurées pour faire l’objet de traitements. Il sera toujours possible de supprimer les lignes vides dans le tableur mais autant s’épargner du travail inutile.

Si vous avez déjà en tête une grille d’analyse, vous pouvez très bien utiliser des mots-clés dans votre prise de notes. Vous pouvez même en faire un champ dédié, en modifiant la première ligne (et toujours en séparant les choses par des tabulations) :

timestamp   note    tags
16:05:38    Début
16:21:40    intéressant…    concept

Je ne m’attarde pas plus là-dessus au risque de déborder du cadre de ce billet et je vous incite à regarder plutôt du côté des manuels de sciences sociales qui abordent les méthodes d’enquête.

Étape 2 : traitement des données

Pré-requis

Pour cette seconde étape, vous aurez besoin d’un tableur. Vous pouvez utiliser Calc, Excel, Sheets, Numbers… Peu importe, car les fonctionnalités dont nous allons avoir besoin sont universelles.

Reformatage (facultatif)

Si vous ne pouvez pas générer directement des timestamps contenant seulement les heures, minutes et secondes, prenez le temps de les reformater, par exemple en utilisant des expressions régulières comme suggéré plus haut.

Vous devriez avoir un fichier ressemblant à ceci :

timestamp   note
16:05:38    début
16:10:52    une remarque intéressante
16:21:40    concept, définition
16:23:06    une autre remarque intéressante

Importer les données

Créez un nouveau tableur et importez les données contenues dans votre fichier texte. Évitez de modifier directement ce dernier, ou alors faites-en une copie avant.

Suivant le logiciel, vous aurez peut-être besoin de jouer sur les réglages d’importation pour vous assurez que ce sont bien les tabulations seulement qui sont reconnues comme séparateurs, et pas les virgules par exemple.

Générer le minutage

Ajoutez une colonne au tableau et remplissez-la avec la formule suivante, très simple : la valeur de timestamp pour la ligne courante moins la valeur de timestamp pour la première ligne. Par exemple, si j’insère une nouvelle colonne time à droite de timestamp, je saisis $A2−$A$2 dans la cellule B2 et j’applique la formule au reste de la colonne B. Pour clarifier les choses, voici un petit tableau auquel j’ai rajouté les étiquettes de lignes et de colonnes pour simuler l’apparence d’un tableur :

A B C
1 timestamp time note
2 16:05:38 00:00 début
3 16:10:52 05:14 une remarque intéressante
4 16:21:40 16:02 concept, définition
5 16:23:06 17:28 une autre remarque intéressante

La formule est simple mais notez bien la différence entre la première valeur, qui varie à chaque ligne ($A2, $A3, $A4…), et la seconde valeur ($A$2), qui est fixe.

N’hésitez pas à jouer sur le format des cellules nouvellement générées. Ce sont des valeurs de type « durée », qui peuvent être présentées sous différentes formes ; par exemple « 05:14 » ou « 5min 14s ». Choisissez ce qui vous convient le mieux.

Et… c’est tout ! Il n’y a plus qu’à reprendre l’enregistrement en se servant du minutage ainsi généré pour retrouver facilement les passages sur lesquels vous avez pris des notes.

Juste un bémol : la prise de notes est réactive, on se met à écrire parce qu’on réagit à quelque chose qui a été dit juste avant. Donc lorsqu’on veut réécouter un passage d’un entretien parce qu’il a suscité une note, il faut généralement remonter quelques secondes, voire quelques dizaines de secondes avant le minutage associé à cette note. Mais au moins on sait exactement d’où repartir.


Cette méthode low-tech demande un peu d’huile de coude mais elle illustre bien le potentiel que recèlent certains outils informatiques de base quand on les combine. Je voudrais souligner deux éléments dans cette perspective.

D’abord, quand on simplifie le processus côté outils, les efforts d’adaptation éventuels sont reportés côté humain. Imaginons par exemple que vous deviez interrompre temporairement l’enregistrement pendant un entretien. Si vous le mettez simplement en pause et que vous le reprenez ensuite, cela crée une ellipse qui fausse le calcul du tableur. Pour pouvoir appliquer la méthode dans cette situation, il faut mettre un terme à l’enregistrement et en lancer un deuxième lorsque vous êtes prêt à reprendre. On se retrouve alors avec deux fichiers, deux tableurs. Si on veut traiter les données de l’entretien dans leur ensemble, il faudra fusionner les tableaux, en prenant soin d’ajouter une colonne qui indique à quel enregistrement (1 ou 2) se rapporte chaque ligne, c’est-à-dire chaque minutage. Ça fait du travail en plus, là où un logiciel intégré aurait peut-être géré le problème de manière transparente ; rien d’insurmontable mais c’est à prendre en compte.

Et ensuite, beaucoup plus important à mes yeux : cette méthode génère des bénéfices que tous les logiciels spécialisés ne permettent pas d’obtenir. Elle garantit la maîtrise des données, qui ne transitent par aucun serveur douteux et qui restent dans un format simple, robuste, ubiquitaire – bref un format pérenne. Et elle permet de développer (ou renforcer) des savoir-faire qui sont transférables à d’autres situations, car le format texte et la bureautique ont beaucoup d’applications.

Sur ce site, je partage beaucoup de trucs et astuces relatifs à des techniques que j’utilise dans mon travail. Souvent, c’est assez pointu, et pendant longtemps je n’ai pas beaucoup réfléchi à l’accessibilité de ces retours d’expérience. Aujourd’hui, les choses ont un peu changé, et ce billet me paraît le bon endroit pour en témoigner : il me tient à cœur de ne plus parler seulement à quelques passionnés mais aussi à un public plus large. Pour cela, rien ne vaut un cas simple expliqué clairement, et qui concerne probablement plus de monde que mes bricolages habituels !