Documenter la dimension sociale du travail de la connaissance : une approche hypertextuelle

2023-10-20

Tout travail de la connaissance comporte une dimension sociale, y compris la documentation personnelle, élaborée par un individu pour lui-même de manière idiosyncratique. Comment traduire cette dimension sociale dans le travail d’organisation des connaissances qu’implique l’élaboration d’une documentation personnelle ? Nous répondons à cette question en évoquant les approches basées sur la logique du graphe documentaire et qui s’appuient sur des évolutions récentes en matière de systèmes hypertextes.

1 Introduction

La documentation personnelle peut être définie comme la documentation élaborée par un individu pour lui-même, de manière idiosyncrasique. Ce concept hérite de la polysémie du mot « documentation » : c’est à la fois une démarche organisée et un ensemble de documents qui en résultent. Élaborer une documentation personnelle permet d’organiser le processus de « signifiance »Leleu-Merviel, « Le sens aux interstices, émergence de reliances complexes », 2010.
pour construire des connaissances (voir figure 1).

Signifiance, connaissance et idéation (d’après un dessin de Hugh McLeod modifié par David Somerville)
Figure 1. Signifiance, connaissance et idéation (d’après un dessin de Hugh McLeod modifié par David Somerville)

Ce travail personnel est toujours inscrit dans un contexte social. Comme l’écrit Latour« Pensée retenue, pensée distribuée », 2007.
, la pensée n’est pas « retenue » dans l’unique cerveau du penseur, mais « distribuée » dans un ensemble d’acteurs et d’actants – un « milieu de savoir » selon l’expression de Le DeuffLes humanités digitales, 2018.
 : données et documents, individus et collectifs, lieux, évènements et dispositifs divers. Dans ce contexte, les tenants d’une épistémologie constructiviste estiment que la connaissance qu’un individu peut avoir des choses ne reflète pas seulement sa situation psychologique personnelle et le réel auquel il est confronté mais aussi les biais et influences socio-culturelles inhérentes au milieu dans lequel il évolueHjørland et Gnoli, Social, 2023.
. Dès lors, documenter nos milieux de savoir a une utilité épistémologique : cela peut nous aider à comprendre comment nous construisons nos connaissances au sein de ce milieu. Des exemples historiques existent ; on peut citer notamment le liber amicorum de Conrad Gessner, à la fois livre d’or, recueil biographique et bibliographique, qui documente un milieu de savoir au cœur de la République des LettresDelisle, « Une correspondance scientifique à la Renaissance », 2006.
.

Ce travail de documentation suppose d’être attentif à deux perspectives. D’abord, la perspective individuelle : comme le suggèrent Hjørland et GnoliCité.
, la subjectivité n’est pas opposée mais complémentaire à l’objectivité ; la subjectivité d’un individu est à la fois irréductible et nécessaire. OtletTraité de documentation, 2015 [1934], p. 375‑376.
disait des méthodes documentaires qu’elles doivent être universelles mais expansibles, c’est-à-dire adaptables : une classification par exemple doit pouvoir tendre vers un certain idéal partagé, tout en restant capable de refléter les spécificités du contexte dans lequel elle est utilisée. Comprendre la manière dont se constitue la connaissance suppose donc de s’intéresser autant aux normes collectives qu’à l’idiosyncrasie.

Et ensuite, documenter un milieu de savoir suppose d’être attentif à une perspective qu’on pourrait qualifier de communicologiqueEstivals, « La communicologie », 1983.
ou médiologiqueDebray, Introduction à la médiologie, 2000.
, c’est-à-dire qui tient compte des médiations, du milieu (ou médium) : ce qui relie. Ceci implique par exemple le fait de ne pas dévaluer la connaissance « de seconde main »Second-hand knowledge, voir notamment Wilson, Second-hand knowledge, 1983.
 – cette connaissance obtenue non par « expérience directe » (acquaintance) mais par « description »Selon la terminologie de Russell, « Knowledge by Acquaintance and Knowledge by Description », 1911.
, c’est-à-dire avec l’intervention d’un tiers médiateur.

Parmi les techniques qui permettent de documenter un milieu de savoir en tenant compte de ces deux perspectives, nous nous intéressons ici à l’écriture réticulaire, c’est-à-dire l’écriture qui « trace un réseau »Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, 2007, p. 187.
. Le modèle sous-jacent est celui du graphe : une structure constituée de sommets et d’arêtes, qui peut être utilisée pour modéliser un ensemble d’entités et de relations, comme par exemple un milieu de savoir.

Dans les métiers de la connaissance, le modèle du graphe est généralement mis en œuvre via des bases de données ; on parle de graphes de connaissances, lesquels peuvent eux-mêmes suivre différents modèles, comme RDF ou les graphes de propriétésHogan et al., « Knowledge Graphs », 2020.
. La mise en œuvre des graphes de connaissances est réputée complexe, car elle nécessite des compétences techniques sophistiquées et des moyens importants ; le cas du Web sémantique l’illustre bienPoupeau, « Les technologies du Web sémantique, entre théorie et pratique », 2018.
. La principale caractéristique des graphes de connaissance est l’utilisation de langages formels comportant une dimension logique, ce qui ouvre la possibilité de faire des inférences sur les relations entre entités ; on parle d’ontologies pour désigner ces langagesBorst, Construction of engineering ontologies for knowledge sharing and reuse, 1997 ; Studer, Benjamins et Fensel, « Knowledge engineering », 1998.
.

Une alternative aux graphes de connaissances existe, encore peu discutée dans la littérature : les graphes documentairesArribe, Conception des chaînes éditoriales, 2014 ; Perret, De l’héritage épistémologique de Paul Otlet à une théorie relationnelle de l’organisation des connaissances, 2022.
. L’expression « graphe documentaire » désigne un ensemble de documents ou fragments de documents interreliés, là où « graphe de connaissances » désigne plutôt un ensemble de descriptions stockées dans une base de données. Par exemple, un graphe documentaire peut être constitué de fichiers au format texte exprimés dans un langage de balisage comme HTML ou XML. Le modèle sous-jacent reste le même (il s’agit toujours d’un graphe) mais la différence matérielle a des implications significatives, à commencer par le fait que la mise en œuvre d’un graphe documentaire est plus simple que celle d’un graphe de connaissances.

Les années récentes ont vu apparaître une nouvelle génération d’outils dédiés au travail intellectuel, parfois désignés collectivement par l’appellation tools for thoughtMatuschak et Nielsen, How can we develop transformative tools for thought?, 2019.
. Ceci inclut des systèmes hypertextes, comme Roam Research (2017), Zettlr (2017) et Obsidian (2020). Ces outils se distinguent par des interfaces d’écriture simplifiées, reposant sur des langages de balisage léger : ces langages utilisent moins de signes que les langages de balisage classiques ; ceci simplifie l’écriture hypertextuelle, ce qui facilite la création de graphes documentaires. Certains de ces outils proposent des fonctionnalités collaboratives mais la plupart d’entre eux sont tournés vers des pratiques individuelles de type personal knowledge management (PKM) ou personal information management (PIM). De ce fait, ils entrent dans le périmètre de la documentation personnelle.

Dans les pages qui suivent, nous montrons comment ces nouveaux outils hypertextuels permettent simultanément d’élaborer une documentation personnelle et de documenter le milieu de savoir dans lequel elle s’inscrit. Dans une première partie, nous présentons une méthode générique pour construire un graphe documentaire avec des langages de balisage léger. Dans une deuxième partie, nous expliquons comment une telle méthode peut être utilisée pour documenter la dimension sociale du processus de construction des connaissances. Dans une troisième et dernière partie, nous discutons l’apport de notre étude aux recherches en organisation des connaissances.

2 Construction d’un graphe documentaire avec des langages de balisage léger

Un graphe documentaire est constitué d’unités documentaires interreliées. Dans les exemples que nous allons présenter ci-dessous, nous utilisons le terme de « fiche » pour désigner ces unités. Ceci renvoie à une longue tradition, née avec le passage des arts de la mémoireYates, The Art of memory, 1984 [1966] ; Carruthers, The book of memory, 2008 [1990].
à ceux de la prise de notes et de la fiche éruditeEco, De l’arbre au labyrinthe, 2010 ; Bert, Une histoire de la fiche érudite, 2017 ; Blair, Tant de choses à savoir, 2020.
. La fiche est un concept central dans de nombreux manuels de sciences humaines et sociales depuis le XIXe siècleLanglois et Seignobos, Introduction aux études historiques, 2014 [1898] ; Otlet, Traité de documentation, 2015 [1934] ; Eco, Comment écrire sa thèse, 2018.
. On lui associe généralement deux grands usages. D’une part, elle sert à collecter et classer les matériaux de recherche : personnes, concepts, évènements, références bibliographiques, extraits de textes… D’autre part, la fiche sert de support à certaines étapes du travail intellectuel. EcoCité.
en donne quelques exemples :

« Fiches de travail de différentes sortes : fiche de raccord entre idées et sections du plan, fiches de problèmes (comment traiter telle ou telle question ?), fiches de suggestions (recueillant des idées que d’autres vous ont données, des développements possibles), etc. »Ibid., p. 196.
.

Les fiches qui appartiennent à cette seconde catégorie explicitent les liens entre données collectées et réflexion. Elles constituent ainsi un véritable tissu connectif. Dans la perspective de la remémoration, cette organisation réticulaire est indispensable, au moins comme complément d’une organisation hiérarchique, car notre esprit fonctionne bien plus par association d’idées que par classementBush, « As We May Think », 1945.
.

Nous reprenons donc le concept de fiche, que nous appliquons dans un environnement informatique : les « fiches » sont ici des fichiers au format texte. Leur contenu est exprimé dans des langages de balisage léger : les métadonnées en début de fichier sont exprimées en YAML ; le contenu textuel des fiches est exprimé en Markdown ; les liens entre fiches sont exprimés en Wikitext. L’exemple ci-dessous illustre la façon dont les différents langages sont combinés au sein d’une même fiche. Il s’agit d’une fiche idée intitulée « La communication est une dynamique de l’information » ; ces informations sont exprimées en YAML. Elle renvoie vers trois fiches : « Communication », « Information », « L’ordinateur est un médium dynamique » ; ces liens sont exprimés en Wikitext.

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title: La communication est une dynamique de l’information
type: idée
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La [[communication]] est une dynamique de l’[[information]]. Il s’ensuit que notre interaction avec l’ordinateur, parce que [[l’ordinateur est un médium dynamique]], relève de la communication.

Les liens constituent le cœur de la méthode. PerretDe l’héritage épistémologique de Paul Otlet à une théorie relationnelle de l’organisation des connaissances, 2022.
propose de considérer que relier constitue un processus d’organisation des connaissances (POC), qui remplit différentes fonctions. Nous avons vu dans l’exemple précédent qu’une phrase ou un paragraphe comprenant plusieurs liens peut servir à exprimer une idée par composition (on pourrait également dire par synthèse). Relier permet donc de composer mais également de classer, d’indexer et d’attribuer :

Un lien entre deux fiches terminologiques peut préciser le rapport hiérarchique entre les concepts décrits, donc servir à les classer :

Une bibliographie annotée est un type de [[bibliographie]] qui ajoute des annotations discursives aux métadonnées bibliographiques classiques.

Un extrait de texte recopié dans une fiche de lecture peut contenir des mots, expressions ou noms pour lesquels nous avons créé des fiches ; le fait de transformer ces occurrences en liens constitue une forme d’indexation :

> « La médialogie a pour objet les systèmes techno-sociaux utilisant des moyens spécifiques pour rendre possible la [[communication]] » (Meyriat 1993, 331).

Une idée d’un auteur peut lui être attribuée via un lien vers une fiche à son nom :

Un hypermnematon est un instrument hypertextuel qui appartient au genre des hypomnemata (supports de mémoire extériorisés). Le mot a été imaginé par [[Olivier Le Deuff]].

Ces exemples soulignent la différence de nature entre la méthode que nous présentons et l’analyse de réseaux, également basée sur le concept de graphe. Les liens contribuent ici à une logique d’aide-mémoire : l’objectif n’est pas de détecter des structures dans un jeu de données issu d’un moissonnage ; il s’agit de créer des chemins vers de l’information textuelle que nous avons nous-mêmes créée. Chaque lien fonctionne d’une manière similaire à une entrée d’index : c’est un point d’accèsManiez et Maniez, Concevoir l’index d’un livre, 2009.
.

Ces points d’accès sont à double sens : chaque lien « sortant » d’une fiche est également un lien « entrant » dans la fiche vers laquelle il pointe. Il en résulte deux enjeux importants en matière d’interface logicielle. Le premier est de mettre en évidence ces liens entrants (ou rétroliens) ; l’objectif est de pouvoir retrouver une fiche à partir des fiches auxquelles elle renvoie. La figure 2 montre un exemple de ce type d’interface avec le logiciel CosmaPerret, Brioudes, Borel et Le Deuff, Cosma, 2021.
.

Les rétroliens de la fiche « Information », avec notamment la fiche « La communication est une dynamique de l’information », mis en évidence par le logiciel Cosma.
Figure 2. Les rétroliens de la fiche « Information », avec notamment la fiche « La communication est une dynamique de l’information », mis en évidence par le logiciel Cosma.

L’autre enjeu réside dans la signification des liens : chaque mise en relation suit une logique qui peut être explicitée par une description textuelle ; la restitution de cette information facilite la remémoration. Différentes stratégies d’écriture peuvent être imaginées. Un lien hypertexte existe dans un contexte d’énonciation textuel (une phrase, un paragraphe) ; ce contexte peut être utilisé pour décrire le lien et il peut être mis en évidence dans l’interface, par exemple au niveau du rétrolien (voir figure 3).

Affichage au survol du contexte d’énonciation d’un rétrolien dans le logiciel Cosma.
Figure 3. Affichage au survol du contexte d’énonciation d’un rétrolien dans le logiciel Cosma.

Une autre approche consiste à préfixer l’ancre du lien par un terme qui décrit la nature du lien. Cette stratégie s’inspire des graphes de connaissances, dans lesquels chaque lien est un prédicat qui appartient à un vocabulaire contrôlé. Dans l’exemple suivant, la fiche « Bibliographie annotée » décrit un concept spécifique, avec un lien vers le concept générique (« Bibliographie »). Cette relation, inspirée du fonctionnement d’un thésaurus, est explicitée via un préfixe (le mot « générique »). Elle peut être mise en évidence au niveau de l’interface, par exemple avec un lien visuellement différent (voir figure 4).

Une bibliographie annotée est un type de [[générique:bibliographie]] qui ajoute des annotations discursives aux métadonnées bibliographiques classiques.
Mise en évidence d’un lien qualifié par le tracé et la couleur dans le logiciel Cosma.
Figure 4. Mise en évidence d’un lien qualifié par le tracé et la couleur dans le logiciel Cosma.

Ces deux stratégies sont complémentaires. Toutefois, l’approche par le contexte d’énonciation est ce qui fait selon nous la spécificité et l’intérêt de l’écriture hypertextuelle, à savoir l’intégration naturelle du travail d’organisation des connaissances à l’écriture. Notons que plusieurs liens peuvent partager un même contexte d’énonciation ; ceci augmente le nombre de chemins par lesquels on peut retrouver une même information. Par exemple, si un paragraphe d’une fiche A comporte trois liens sortants, il va apparaître dans les rétroliens des trois fiches correspondantes ; cela fait trois points d’accès vers la fiche A, ce qui augmente sa découvrabilité. Un tel paragraphe constitue ce que nous appelons un nexusLe mot nexus est utilisé ici au sens d’« ensemble complexe ». https://www.cnrtl.fr/definition/nexus
 : un fragment dense qui participe à faire du document un « complexe relationnel »Noyer, « Au-delà d’Otlet : l’encyclopédisme en éclats (postface) », 2022.
.

3 Utilisation de la méthode pour documenter le milieu de savoir

Nous pouvons utiliser la méthode que nous venons de décrire pour documenter la dimension sociale du processus de construction des connaissances. Concrètement, il s’agit d’intégrer au graphe documentaire des entités appartenant au milieu de savoir dans lequel nous travaillons.

Avant d’examiner quelques exemples, précisons ce que nous entendons par « milieu de savoir ». Comme nous l’avons évoqué en introduction, notre réflexion est distribuée : elle entretient des relations avec d’autres acteurs que nous. JacobQu’est-ce qu’un lieu de savoir ?, 2014.
parle de « lieux de savoir » pour désigner de façon métaphorique les configurations spatiales et sociales qui organisent la construction des connaissances. Le DeuffLes humanités digitales, 2018.
parle lui de « milieux de savoir » pour souligner la place des objets techniques dans ces configurations, suivant la perspective de SimondonDu mode d’existence des objets techniques, 2012 [1958].
. La modélisation de ces configurations sous forme de graphe est nécessairement réductrice mais ceci est contrebalancé en partie par l’expressivité de l’écriture hypertextuelle.

Ces configurations affectent la manière dont nous remémorons les choses : nous nous disons par exemple « J’ai mentionné ce concept dans telle publication » ou bien « C’est untel qui m’a recommandé cette méthode ». Ces connexions idiosyncrasiques sont facilement réactivées car elles reposent sur des éléments ayant une grande « mémorabilité » – terme qui renvoie aux arts de la mémoire et que nous entendons ici comme une qualité déterminée subjectivement, de manière réflexive, à partir de situations essentiellement contingentes, qui modifient notre « comportement informationnel »Bates, « Information Behavior », 2017.
.

Un bon exemple d’éléments mémorables qui peuvent être intégrés dans un graphe documentaire est celui des personnes. Si la documentation que nous sommes en train d’élaborer porte sur un sujet historique, littéraire ou sociologique par exemple, il peut être utile de créer des fiches consacrées à des personnes. Celles-ci font partie des matériaux de recherche : ce sont des choses connaissables. Mais par ailleurs, nous entretenons dans le cadre de notre travail des relations diverses avec des personnes qui constituent notre entourage personnel et professionnel. Ces personnes-là interviennent comme interlocuteurs et comme tiers médiateurs dans notre processus de construction de connaissances.

Reprenons notre premier exemple de fiche. L’idée qu’elle contient provient d’un collègue ; nous pouvons créer une fiche personne à son nom et la relier à la fiche idée, en décrivant la relation à l’aide d’une phrase :

La [[communication]] est une dynamique de l’[[information]]. Cette idée m’a été suggérée par [[Éric]].

Les liens, comme les points d’accès dans les index, reposent sur une affordance intellectuelle au sens de DayIndexing it all, 2014.
, c’est-à-dire une relation mentale entre notre esprit et une propriété perceptible qui signale un usage intellectuel possible. Le lien que nous avons ajouté ci-dessus constitue un point d’accès particulièrement mémorable, car il repose sur une affordance multi-dimensionnelle. En effet, l’univers référentiel auquel renvoie le nom « Éric » peut être en partie documentaire (la personne peut par exemple avoir une notice à son nom dans un fichier d’autorité) mais il est aussi et surtout peuplé d’éléments que nous avons incorporés au fil des interactions avec cette personne, et auxquels nous associons des affects. Ce lien n’est pas semblable à celui que nous ferions vers la fiche d’un personnage historique ou d’un auteur que nous ne connaissons pas personnellement. En conséquence, notre comportement informationnel n’est pas le même.

On peut étendre ces observations à de nombreux autres éléments mémorables, comme par exemple les collectifs de travail et les écoles de pensée. Ces entités peuvent relever des choses connaissables, sans que nous entretenions de relation particulière à leur endroit :

Debray estime que l’[[école de Toronto]] (Harold Innis, Marshall McLuhan, Derrick de Kerkove…) relève de la médiologie.

Mais ces entités peuvent également correspondre à des collectifs auxquels nous appartenons, ou bien dont nous nous revendiquons :

Nos propositions s’inscrivent dans une possible [[école de Bordeaux]], qui renverrait notamment aux figures de Robert Escarpit et Robert Estivals.

De même, les lieux – pris ici non pas au métaphorique de JacobQu’est-ce qu’un lieu de savoir ?, 2014.
mais au sens littéral – peuvent être intégrés à un graphe documentaire :

Ces idées ont été présentées publiquement pour la première fois lors d’une réunion au [[Mundaneum]] en février 2020.

Ici aussi, le lien repose sur une affordance multi-dimensionnelle : un lieu est un objet composite, à la fois spatial et social, qui implique le corps (on s’y déplace, on y séjourne). Par ailleurs, la mémorabilité du lieu est augmentée par la présence des personnes.

Dans la même logique encore, les évènements peuvent jouer un rôle important dans la remémoration, en offrant une affordance temporelle à laquelle viennent s’ajouter les lieux et les personnes :

La différence entre recherche-action et recherche par projet a fait l’objet de longues discussions avec [[Florian]] lors de la journée [[Reticulum 3]].

4 Discussion

Nous avons décrit une méthode de documentation hypertextuelle, et la manière dont elle peut être utilisée pour documenter la dimension sociale du processus de construction des connaissances. L’approche hypertextuelle présente plusieurs avantages par rapport aux graphes de connaissance, notamment une mise en œuvre plus simple et une plus grande expressivité. Cette méthode produit ce que Stiegler« Le concept d’idiotexte », 2010.
appelle un idiotexte, c’est-à-dire la textualisation d’une mémoire personnelle. L’utilité primaire de cette méthode, pour l’individu qui crée sa documentation personnelle, est de multiplier les chemins vers une même information, via des connexions riches en signification et facilement réactivées. Une utilité secondaire de cette méthode, par exemple pour l’anthropologue des savoirs qui étudierait la documentation ainsi produite, est de voir plus explicitement le positionnement intellectuel qui guide le processus de construction des connaissances de l’auteur.

Cette méthode présente également un intérêt pour les recherches sur les systèmes d’organisation des connaissances (SOC). Mazzocchi« Knowledge Organization System (KOS) », 2018.
définit les SOC comme des ensembles de termes ou concepts interreliés, outils intermédiaires entre des humains et des collections de données et documents. Dans la méthode que nous avons décrite, la création d’un graphe documentaire correspond à la fois à la création d’une collection de documents – les fiches – et d’un SOC – les catégories de fiches et de liens utilisées dans le graphe. Selon PerretDe l’héritage épistémologique de Paul Otlet à une théorie relationnelle de l’organisation des connaissances, 2022.
, cette méthode de documentation personnelle présente plusieurs caractéristiques notables pour l’étude des SOC et de leur construction :

D’abord, cette méthode est orientée par la subjectivité : les choix qui guident l’élaboration du graphe sont basés sur la mémorabilité, critère hautement subjectif. La mémorabilité devient progressivement une « documentabilité », c’est-à-dire ce qui fait qu’une chose peut « faire document », au sens de la documentarité.

Ensuite, c’est un processus itératif, dont la logique rappelle l’épistémologie « pragmatique » de la classificationHjørland, « Classification », 2017.
 : le SOC a des effets sur les pratiques, notamment le comportement informationnel ; ces effets peuvent être pris en compte pour faire évoluer à son tour le SOC lui-même. Par exemple, des catégories de fiches peuvent être modifiées, supprimées ou ajoutées progressivement pour orienter la manière dont fonctionne la remémoration.

Enfin, la frontière entre collection de documents et SOC n’est pas toujours absolue : un graphe documentaire composé de concepts interreliés à la façon d’un thésaurus est à la fois une collection de documents et un SOC. L’approche hypertextuelle évoque alors une épistémologie plus classique, que MazzocchiArt. cit.
associe à Dahlberg : la construction des SOC par composition des concepts.

5 Hommage à Jacques Maniez

Dans le cadre de l’hommage rendu à Jacques Maniez lors du colloque ISKO-France 2023, nous signalons ici notre redocumentarisation de son glossaire de l’indexation, effectuée via le logiciel Cosma, diffusée avec l’accord et le soutien de Dominique Maniez : https://www.arthurperret.fr/glossaire-indexation.html

Un aperçu du glossaire de l’indexation de Jacques Maniez, redocumentarisé via Cosma.
Figure 5. Un aperçu du glossaire de l’indexation de Jacques Maniez, redocumentarisé via Cosma.

Références

Arribe, Thibaut. Conception des chaînes éditoriales : documentariser l’activité et structurer le graphe documentaire pour améliorer la maîtrise de la rééditorialisation. Thèse de doctorat. Université de technologie de Compiègne, 2014. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01127476.
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Blair, Ann. Tant de choses à savoir. Comment maîtriser l’information à l’époque moderne. Trad. par Bernard Krespine. Éditions du Seuil, 2020. 978-2-02-130849-5.
Borst, Willem N. Construction of engineering ontologies for knowledge sharing and reuse. Thèse de doctorat. University of Twente, 1997. 90-365-0988-2.
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Eco, Umberto. Comment écrire sa thèse. Trad. par Laurent Cantagrel. Flammarion, 2018. 978-2-08-142242-1.
Eco, Umberto. De l’arbre au labyrinthe. Études historiques sur le signe et l’interprétation. Grasset, 2010. 978-2-246-74851-9.
Estivals, Robert. « La communicologie ». Schéma et schématisation. 1983, n° 19, p. 39‑60.
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